Vivre avec la nature
Je vais garder contact avec le temps, l’eau, l’air, et la nuit.
C’est le contact individuel avec la nature qui est la meilleure garantie que la communauté dans son ensemble saura préserver la nature et la comprendre, sentir sa délirante importance. Ce n’est pas les programmes de protection de l’environnement, les affiches pour la propreté et les labels « Earth friendly ».
Pour les enfants des villes, la nuit est inconnue. Je me souviens d’avoir fait mon premier voyage en auto-stop à l’âge de seize ans, et d’avoir été laissé en pleine nuit sur le bord d’une route du Massif Central. Il n’y avait pas de lune. L’obscurité était totale. Je ne voyais pas mes pieds. La situation me paraissait irréelle. J’avais l’impression d’être enfermé dans une pièce. Une partie de moi refusait de croire que la nuit extérieure puisse être aussi obscure. Pas la moindre lumière. Le noir, absolu. La nuit à de multiples aspects. Elle peut être aussi très claire ; mais elle ne donne jamais le loisir de se déplacer durablement. Dans la nature, la nuit est une expérience étrange du monde. Les objets, les lieux, le contact physique avec le sol, l’eau, le froid et le chaud, le sec et l’humide, le bruit de la mer ou du vent, prennent une dimension différente. Tout devient vaguement inquiétant (notes).
La nature intouchée est difficile à trouver. En effet, même quand nous avons l’impression d’être “en pleine nature”, nous sommes entourés des effets de l’industrialisation : forêts rasées et replantées, paysages défrichés, cloisonnés, ouverts puis recloisonnés par l’histoire de l’agriculture, rivières déviées de leur cours et endiguées, pylônes, routes, ponts. La vie industrielle est partout ; elle façonne chaque hectare.
En France, à la fin du vingtième siècle, je ne peux pas trouver de paysage dans lequel je ne distingue pas un ouvrage humain ; je ne peux pas dormir dehors sans entendre le bruit du trafic, proche ou lointain. Les zones exemptes de routes et d’agglomération sont étroites et peu nombreuses.
Néanmoins, il existe une grande différence entre, par exemple, marcher dans les champs et marcher dans la ville, longer un torrent de montagne et longer une rivière bétonnée, traverser une forêt et traverser une banlieue.
Si nous avons l’occasion d’aller passer du temps dans des pays où les espaces naturels sont vastes et pratiquement intouchés, faisons-le. Il n’est pas nécessairement besoin d’aller très loin ni d’affronter une nature très hostile (la Scandinavie, par exemple, offre de tels espaces). Mais nous pouvons nous contenter d’à peu près n’importe quelle région préservée, si nous choisissons bien le moment et le moyen. Ce que j’appelle “la nature” dans cette page s’oppose simplement à “la ville”.
Vivre occasionnellement avec la nature peut se faire de multiples manières :
- Promenades de quelques jours, seul ou à deux (les groupes de plus de deux personnes
tendent à se focaliser sur leurs interactions sociales et à oublier jusqu’à l’endroit où ils se
trouvent). - Voyages, marches d’orientation, déplacement à la force de son corps.
- Nuits dehors, sous tente ou à la belle étoile (même dans son jardin !) ;
- Construction et habitation d’abris : cabane, hutte ; habitation d’une maison ancienne sans électricité ;
- Retraite annuelle dans un lieu naturel et isolé. (Mais ne laissons rien derrière nous : ni plastique, ni métal. Enterrons le papier et les détritus organiques. N’utilisons pas de véhicules ni d’outils à moteur. Ne brisons pas les plantes. Laissons aussi peu de traces que possible.)
Pour des enfants des villes, vivre occasionnellement avec la nature permet de prendre (et garder) conscience de l’interdépendance avec le monde naturel :
- Dans la nature, la notion du temps est différente ; le temps n’est plus compté, découpé, utilisé. Il nous passe dessus comme un courant.
- L’air, le vent, l’eau, la pluie et les intempéries prennent des aspects nouveaux, inconnus. Ils sont beaucoup plus riches et multiples que ce que nous en percevons habituellement.
Vivre occasionnellement avec la nature permet de prendre conscience de l’absurdité de certaines de nos habitudes, mais aussi de réapprécier le confort de la vie urbaine. C’est aussi une manière de comprendre certains choix de la société industrielle en général, et certains de nos choix propres.
© Copyright 2009 Luc Élias-Kawada et Jean-François Romang. Ces textes sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons - Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France. La reproduction et la diffusion sont autorisées, sans modification et à des fins non commerciales.